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mardi 24 octobre 2023

Le coût environnemental des outils numériques

Alexandre Korber
CGT FERC Sup syndicat ENS de Paris

Nous utilisons quotidiennement des outils informatiques comme nos téléphones dits « intelligents » ou nos ordinateurs, accédons à des outils logiciels via Internet. Ces outils nous permettent de nous organiser, de travailler, accéder à une somme considérable de savoirs, subir aussi de la publicité ciblée et nous voir scrutés à notre insu comme jamais. Cette routine quotidienne cache derrière ses nuages, ses pommes et ses oiseaux bleus, une complexité technique qui s’accroît constamment en s’appuyant sur une exploitation humaine et environnementale néo-coloniale.

Doit-on laisser faire ce nouveau rebond du capitalisme en acceptant de payer individuellement un « droit à polluer » ou décidons-nous collectivement et démocratiquement de la nature d’un outil technologique émancipant et sain pour une majorité ?

Doit-on encore laisser faire les technocrates ou réécrivons-nous populairement le cahier des charges de l’outil numérique à venir ?

© Thierry Ehrmann - flickr

Les constats

Nos outils numériques actuels sont constitués de machines, d’infrastructures et de logiciels. Malgré le fantasme marketing, les « clouds » fonctionnent de manière continue en consommant une quantité importante d’énergie lorsqu’on les utilise mais surtout lorsqu’on doit fabriquer et détruire l’ensemble des ordinateurs, routeurs, serveurs qui les constituent.

Les composants clés comme les processeurs, mémoires, doivent être fabriqués et assemblés dans des salles « blanches » n’autorisant aucune poussière. Le traitement de l’air ambiant de telles salles implique l’usage intensif de ventilations et filtrages.

Lors de la destruction des matériels informatiques, même si elle est faite de manière discutablement encadrée par les normes environnementales des pays dits développés et démocratiques, l’extraction des matériaux rares comme l’or se fait en utilisant des produits toxiques devant être rigoureusement filtrés. Il en résulte une grande consommation d’eau et d’énergie [1]. Cette réalité énergétique, tout au long de la vie d’un dispositif technique et jusqu’à sa destruction, est appelée l’énergie grise et les constructeurs sont peu enclins à publier les chiffres de cette analyse du cycle de vie (ACV) mais surtout à les rendre vérifiables [2].

Cette destruction étant majoritairement assurée dans d’autres pays moins attentifs aux dégâts environnementaux et au bien-être des personnes exploitées, ces matériaux se voient acheminés dans de dépensiers porte-containers traversant la planète, à plus bas coût financier. Comme dans d’autres industries lourdes, les fortes compétitions commerciales dans l’industrie informatique ont conduit les fabricants à concevoir les outils en réduisant leur durée de vie à quelques années pour s’assurer d’une source de revenue plus régulière. Pourtant, rien ne s’oppose techniquement à une conception durable et robuste. Ce choix, dicté par le marché, implique que le coût énergétique pour fabriquer un ordinateur ou un smartphone surpasse considérablement ce qu’il consomme durant toute sa durée d’utilisation. Ce phénomène, étant donné l’augmentation de la complexité des processus de fabrication, ne fait qu’augmenter.

Les ordinateurs, les smartphones, sont composés principalement de matériaux extraits dans des pays où les activités de forage et de minage ne sont pas ou peu régulées ni discutées démocratiquement. Le travail d’extraction intensif, réalisé par une main d’œuvre sur-exploitée et exposée aux produits toxiques, est maintenant appelé extractivisme par les militant·es qui s’y opposent, pour mieux marquer l’étape supplémentaire dans la destruction des environnements et des populations. Nous sommes ici au delà du productivisme [3].

Prises de conscience

La France est un pays technocratique. Il y est rare de voir discuté, hors des cercles spécialistes, les choix techniques et technologiques qui toucheront au quotidien l’ensemble de la population. L’exemple le plus criant étant celui de l’énergie nucléaire. Le corps de l’ingénieur a un statut particulier dans notre pays et a longtemps entretenu cette illusion que les choix techniques, leurs usages et applications industrielles étaient neutres politiquement.

Consciente des implications de tels choix unilatéraux et hors sol, apparaît maintenant une génération d’ingénieur·es qui refusent de porter des choix contre l’intérêt commun et néfastes aux conditions de vie humaine sur la planète. Dans ce corps d’ingénieur·es frappé par les réalités écologiques va naître également des initiatives parfois décrites comme « low-tech » en opposition aux injonctions de performance du « high-tech » [4].

Par ces nouvelles propositions d’élargir à la population la question des choix des technologies que nous utiliserons quotidiennement et en réécrivant les cahiers des charges dictés par le libéralisme dérégulé, ces collectifs proposent de nous en emparer politiquement et selon des critères raisonnés. L’Atelier Paysan est un bon exemple de cette démarche en questionnant l’hégémonie agro- industrielle en mettant à disposition librement des documentations techniques permettant de fabriquer des outils agricoles utilisables dans un contexte paysan [5].

D’autres ingénieur·es, avec ces mêmes prises de consciences, espèrent adapter cette démarche « low-tech » aux marchés en proposant massivement ces produits qui pourraient ainsi être labellisés en respectant des conditions de fabrication et de recyclage. Avec le recul que nous avons sur ce que deviennent les labels « bio » et « équitable », on peut formuler quelques réserves sur la nature révolutionnaire de cette approche croyant encore une fois transformer le capitalisme de l’intérieur.

Plus près des besoins

L’espoir néo-libéral dans les « externalités positives » (usage des outils numériques pour résoudre ses propres impacts écologiques et sociaux) est une illusion marketing tout comme la très prochaine injonction à payer individuellement une « taxe carbone » sur nos consommations.

Continuons à visibiliser cet impact délétère global de la « high tech ». Portons des politiques de régulations strictes écologiquement et socialement.

Les initiatives « low-tech » peupleront probablement les rayonnages de la grande distribution mais ne nous privons pas d’imaginer des outils techniques débarrassés des impératifs de compétitivité, peut-être moins performants mais mieux dimensionnés et donc plus en phase avec leurs utilisateur·ices.
Une paysannerie ou un artisanat du numérique en somme, accumulant et documentant des bonnes pratiques et formulant une socialisation de la phase de fabrication à l’utilisation pour pouvoir un jour être autre chose qu’une alternative de privilégié·es.


[1cf page 25 du premier numéro des cahiers du numérique, un exhaustif travail de recherche de la fédération CGT des sociétés d’études : https://www.soc-etudes.cgt.fr/nos-outils/nos-publications/les-cahiers-du-numerique/les-cahiers-du-numerique-n-1-mai-2017/

[2Dès 2009, l’article de Lowtechmagazine (dont le site est hébergé sur un serveur web uniquement alimenté par l’énergie solaire) alertait de cette situation : https://solar.lowtechmagazine.com/fr/2009/06/the-monster-footprint-of-digital-technology/

[3Extractivisme : lutter contre le déni. Benoit Monange, Fabrice Flipo. Dans Écologie & politique 2019/2 (N° 59), pages 15 à 28. ÉditionsÉditions Le Bord de l’eau. DOI10.3917/ecopo1.059.0015

[4Perspectives Low-Tech, Comment vivre, faire et s’organiser autrement ? Quentin Mateus & Gautier Roussilhe. Éditions divergences.