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Menu ☰Accueil > l’Echo du Sup > Echo du Sup N° 7 - Dossier "L’enseignement supérieur privé" > Point de vue d’une camarade sociologue sur l’enseignement supérieur privé
Rencontre avec Corine Eyraud, PU en sociologie à Aix-Marseille Université, laboratoire LEST
Comment as-tu été amenée à travailler sur l’enseignement supérieur privé ?
CE : Déjà, ce sont mes activités syndicales, en tant qu’élue au CEVU puis au CA de mon université au début des années 2000 qui m’ont amenée à travailler sur les transformations de l’Enseignement supérieur et de la Recherche [ESR], et en particulier des universités. Vu le temps que ces engagements prennent, j’ai décidé d’en faire mon objet de recherche : j’ai ainsi pu lier activités d’élue et recherche, l’une nourrissant l’autre. Dans les mêmes temps, en tant qu’enseignante, j’ai vu émerger l’enseignement supérieur privé : depuis 20 ans, je vois arriver des étudiant·es en L1 de sociologie qui ont passé un an dans de petites écoles de l’ES privé avec des enseignements de très mauvaise qualité, et souvent ce sont des enfants de classes populaires qui se sont endettés pour cela. C’est donc une question qui m’intéresse depuis longtemps, mais je n’ai réussi à libérer du temps que récemment pour l’étudier d’un point de vue sociologique.
Alors, que peux-tu nous dire de ce point de vue sur l’explosion de l’ESR privé ?
CE : Explosion ? En fait, le terme-même d’explosion est à discuter. Un gros travail de recensement des étudiant·es du privé (écoles de management et de commerce en particulier et écoles d’arts) a été effectué entre 2016 et 2018. Ainsi, plus de 100.000 nouveaux étudiant·es ont été recensé.es, mais le nombre d’étudiant·es dans le privé est élevé depuis plus longtemps. La part des étudiant·es dans l’enseignement supérieur privé dépasse aujourd’hui 26 % du total (chiffres 2023). Mais ils ne sont pas encore tous recensés.
Il y a eu un développement important du privé ces dernières années, mais il faut relativiser l’explosion : elle est en partie due à l’amélioration du recensement par le ministère.
Que sait-on et qu’ignore-t-on de l’enseignement privé ?
CE : Il y a clairement un manque de données statistiques sur l’enseignement supérieur privé ; ce manque a été pointé par de nombreux rapports publics. Et dernièrement, un rapport des députés au printemps 2024 [1] reconnaît qu’on en a une très mauvaise connaissance. Rien que le nombre d’étudiant·es du privé : il y a un sous-recensement impossible à évaluer. Mais il manque aussi les caractéristiques des étudiant·es, les statuts des établissements, les montants des frais d’inscription… Pour connaître ces frais, il faudrait enquêter, remplir un dossier par établissement, voire par formation… Un rapport IGAESR en parlait déjà en 2015 [2].
Qu’est-ce qui est fait pour mieux connaître l’enseignement supérieur privé ?
CE : Il faut améliorer le recensement et la connaissance de ce secteur très hétérogène. On y trouve de grandes écoles très reconnues, potentiellement de qualité avec de gros réseaux d’ancien·nes et des étudiant·es majoritairement de classes aisées voire très aisées ; on y trouve également une myriade de petites écoles avec une qualité pédagogique médiocre voire très mauvaise qui peuvent fermer en cours de diplôme, et dans lesquelles on trouve essentiellement des étudiant·es d’origine populaire qui s’endettent lourdement. L’enseignement supérieur privé est une boîte noire intégrale, mais le ministère ne semble pas avoir la volonté d’ouvrir cette boîte et de savoir ce qui s’y passe. Ce n’est visiblement pas la priorité. Ils ont essentiellement intégré le privé pour suivre le parcours des étudiant·es via les remontées SISE [système d’information sur le suivi de l’étudiant, dispositif collectant des informations sur les étudiant·es]. Un indicateur de ce manque de volonté est le type de publication du SIES (service statistique du ministère de l’enseignement supérieur) : il existe quelques publications sur les écoles de management ou d’art, mais rien sur l’ES privé en tant que tel, alors qu’il concerne près de 800.000 étudiant·es. Pour comparaison, le SIES a réalisé et publié en 2024 une note sur les sportifs de haut niveau, soit 16.000 étudiant·es…
Pourquoi aussi peu de volonté d’analyse au MESR ?
CE : C’est une décision politique du ministère… Pourtant, en tant que scientifique, syndicaliste et citoyen·ne, il est nécessaire d’avoir une meilleure connaissance de l’enseignement supérieur privé.
T’a-t-on d’une manière ou d’une autre empêché de travailler pour obtenir des informations ?
CE : Non, c’est juste qu’il n’y a pas de données : il y a peu de moyens humains mis sur le sujet.
La CGT au CNESER a été confrontée au déferlement de demande de validation de formations supérieures privées, parfois 30 d’un coup. L’opposition de la CGT, ainsi que le retour catastrophique d’étudiant·es, a pu contribuer à ouvrir la boîte.
CE : S’il n’y a pas forcément eu explosion, il y a eu un fort développement qui n’est pas facilement mesurable. D’un côté, depuis disons une quinzaine d’années le nombre d’étudiant·es a beaucoup augmenté, augmentation prévisible liée au baby boom des années 2000, et à l’augmentation des poursuites d’étude dans le supérieur (volonté politique de développer le niveau de formation globale, et volonté des familles et des jeunes au vu de l’évolution du marché du travail). Mais d’un autre côté, le budget des universités a stagné en euros constants, et a donc diminué si l’on prend en compte l’inflation. Stagnation du budget + augmentation du nombre d’étudiant·es = baisse de la dépense par étudiant·e. Et à présent, les conditions sont telles que certains collègues demandent à baisser les capacités d’accueil, en L1 en particulier mais également en master. Donc une partie de l’augmentation des étudiant·es a été absorbée, et continue d’être absorbée par le privé.
Et nous voyons le risque à court terme de la libéralisation et de l’augmentation des frais d’inscription dans le public, dans une dynamique de manque de moyens et de concurrence malsaine avec le privé.
CE : Il convient d’analyser les politiques publiques. Ainsi, les établissements expérimentaux (EPE), comme l’université de Nice, peuvent à présent intégrer des écoles privées. Tous ces éléments : la reconnaissance du bachelor, la réforme de l’apprentissage, Parcoursup… organisent le développement du privé et la porosité, voire la mixité, entre le public et le privé.
Et ce n’est pas tout. BPI France (banque publique d’investissement) est un établissement financier public créé en 2012, dont les objectifs initiaux étaient de prêter ou de prendre des participations au sein des PME ou des entreprises de taille intermédiaire. Mais depuis 2015, BPI entre dans le capital de grands groupes privés d’enseignement supérieur (dans 10 groupes dont Galileo Global Education par exemple, voir le rapport parlementaire de 2024). Pourquoi ? Parce que le taux de rentabilité y est excellent : à 2 chiffres, parfois plus de 20 % !
L’État étrangle financièrement l’ESR public et dans le même temps il finance la concurrence privée qui profite de l’aubaine… La boucle est bouclée ! Et que fait le ministère à présent ?
CE : Pendant un an, il y a eu un groupe de travail au ministère de Sylvie Retailleau. Son objectif était de déboucher sur un nouveau label de qualité pour l’enseignement supérieur privé (objectif qui n’est pas arrivé à son terme suite à la dissolution et au changement de gouvernement). C’était un choix politique : le ministère ne faisait pas le choix de mettre les moyens pour une meilleure connaissance du privé, pour un renforcement de ses obligations (ne serait-ce que d’information sur les frais de scolarité), pour un contrôle de
la qualité de tous les établissements, mais il souhaitait créer un label accordé à certains établissements et certaines formations ; rien n’était prévu pour les autres, ceux qui n’auraient pas le label et qui, on peut s’en douter, sont ceux de moins bonne qualité et qui reçoivent des étudiant·es d’origine plus populaire.
Il est pourtant nécessaire de faire un recensement de la porosité public/ privé, avec les EPE mais aussi les Grands Établissements. Ainsi une école de commerce à Nancy a été achetée par Galiléo, sur le campus. Il y a des interventions des grands groupes privés directement sur les campus : cf. la licence « Total » sur l’urgence écologique…
CE : Tout à fait. La porosité prend deux autres formes. La porosité des élites : des dirigeants du public qui vont dans les groupes d’enseignement supérieur privé (Muriel Pénicaud au CA de Galileo, Martin Hirsh VP exécutif à Galileo, et Frédérique Vidal qui a voulu devenir « directrice de la stratégie du développement » à Kema Business School).
D’autre part, certaines collectivités locales, souvent les villes moyennes, accueillent à bras ouverts des écoles privées, qu’elles aident à s’implanter. C’est en effet un enjeu important de développement local (démographique, économique…), et cela permet à des jeunes de faire des études supérieures en restant sur place, ce qu’ils ne feraient pas toujours s’ils devaient quitter leur localité. Il y a un vrai enjeu de démocratisation de l’enseignement supérieur, mais qui devrait être pris en charge par le public plutôt que par le privé.
[1] ASSEMBLEE NATIONALE, 2024, Rapport d’information en conclusion des travaux de la mission d’information sur l’enseignement supérieur privé à but lucratif (Rapport d’information n°2458 ; Deschamps, B., & Folest, E.).
[2] INSPECTION GENERALE DE L’ADMINISTRATION DE L’EDUCATION NATIONALE (IGAENR), 2015, L’enseignement supérieur privé : Propositions pour un nouveau mode de relations avec l’Etat (Rapport d’inspection. Isabelle Roussel, Bonhotal, J.-P., Foucault, M., Gavini-Chevet, C., & Baes-Honoré).