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samedi 18 mars 2006

CPE - La bataille du droit et de la démocratie

Depuis plusieurs semaines, un mouvement de la jeunesse étudiante se développe contre un projet gouvernemental qui était sensé répondre à ses préoccupations. Ce mouvement prend de l’ampleur chaque jour, s’enracine dans les UFR, touche désormais les lycées et est soutenu par l’ensemble des syndicats de salariés, y compris ceux qui font du dialogue social leur marque distinctive.

Le malaise est profond et touche à la précarité de l’emploi qui frappe particulièrement les jeunes. Il se situe dans le prolongement de la révolte des cités qui avait de toutes autres caractéristiques : celui-là agissait en mettant le feu aux voitures, celui-ci agit par la parole et la persuasion, en respectant d’une façon exemplaire les règles du débat contradictoire et de la démocratie formelle, lors des votes en assemblées générales. Il n’y a pas lieu, pourtant, d’opposer ces deux jeunesses qui vivent souvent dans les mêmes quartiers et se fréquentent au sein des mêmes familles. En revanche, ces deux mouvements s’opposent au même gouvernement, à la même politique.

Dans le cadre d’une course au pouvoir au sein de la droite, le premier ministre a voulu frapper un grand coup en s’attaquant, avant son adversaire qui nous promettait « la rupture », à une institution respectable car elle donne des droits à ceux qui n’en avaient pas : le code du travail. Plus précisément, il s’attaque au droit du licenciement qui s’est construit progressivement depuis la Seconde Guerre mondiale. Un peu d’histoire s’impose donc pour comprendre la portée de l’enjeu actuel.

Dans le contrat de travail moderne, une personne accepte de se placer au service d’une autre, sous sa direction, dans un état de subordination juridique. Remarquons au passage que cet acte est contraire aux principes d’égalité qui sont affirmés par notre République mais, jusqu’à présent, nous acceptons cette entorse aux principes républicains pour des raisons d’efficacité économique. A travers le contrat de travail, le salarié engage donc ses capacités physiques et intellectuelles, c’est-à-dire une grande partie de sa vie, de ses conditions de vie, avec notamment des répercussions importantes sur sa vie privée.

Il fut une époque, au cours du XIXe siècle et du début du XXe siècle, où l’employeur pouvait rompre ce contrat à volonté, sans énoncer de motifs. Puis les tribunaux, constatant que certains employeurs rompaient parfois ce contrat pour des motifs futiles ou illégitimes, ont commencé à les condamner pour « abus de droit ». Mais la situation des salariés restait soumise à ce qu’on appelait à l’époque « l’arbitraire patronal » et de nombreux juristes en critiquaient le principe.

Au début des années 1970, quand Georges Pompidou était président de la République, le Parlement, dominé par la majorité gaulliste de l’époque, a voté la loi du 13 juillet 1973 qui reste le fondement du droit en matière de licenciement, intégré dans le code du travail sous les articles L. 122-14 et suivants. Les principes en sont simples. Pour rompre le contrat, l’employeur doit respecter une procédure destinée à éviter l’arbitraire de la décision : entendre le salarié au cours d’un entretien préalable pour qu’il puisse s’expliquer sur les faits qu’on lui reproche, respecter un bref délai pour éviter les décisions prises sur un coup de tête ; il doit surtout fonder sa décision sur un ou des motifs et énoncer ceux-ci dans une lettre recommandée.

Le législateur a qualifié de « cause réelle et sérieuse » le motif qui peut rendre légitime un licenciement pour bien faire comprendre qu’il ne s’agissait pas forcément d’une faute du salarié, que le motif ne pouvait pas être inventé de toute pièce, qu’il était objectif et suffisamment important pour justifier la rupture unilatérale du contrat.

Dans tous les contrats importants il existe des règles de ce type : respect de délais, énoncé des raisons de la rupture... Dans le contrat de mariage, seul le juge peut décider de la résiliation du contrat en prononçant le divorce. En l’occurrence, au nom du respect de la liberté d’entreprise, notre législation admet que l’employeur puisse se prononcer en premier lieu sur la rupture. Mais sa décision est-elle sans appel de la part de celui qui en est la première victime ? Aucune personne sensée et civilisée ne peut l’admettre. C’est pourquoi un tribunal paritaire spécial, composé de représentants élus des salariés et des employeurs peut être conduit à juger un licenciement non fondé et à condamner l’employeur à verser des dommages et intérêts au salarié licencié abusivement.

C’est pourtant ce que veut nous faire admettre le Premier Ministre avec son « contrat première embauche » : pour les jeunes de moins de 26 ans, au cours des deux premières années, l’employeur n’a pas à respecter la procédure de licenciement ni à fournir un motif quelconque. Manifestement, il ne se rend pas compte à quel point, et avec quelle rapidité, il veut nous faire faire un bond en arrière d’un demi-siècle.

Mais, diront certains, ce mouvement était déjà amorcé avec le CNE, mis en place par l’ordonnance du 2 août 2005. En effet, pour les entreprises de moins de 20 salariés, il est déjà possible de licencier un salarié embauché depuis moins de deux ans avec une « procédure simplifiée », c’est-à-dire sans avoir à énoncer un motif. Mais les tribunaux commencent déjà à réagir. Le conseil des prud’hommes de Longjumeau a rendu, il y a quelques semaines, une décision condamnant un employeur pour recours abusif au CNE. Rappelons que les conseils de prud’hommes sont des institutions paritaires composées pour moitié de salariés et pour moitié d’employeurs. Des représentants employeurs ont donc reconnu un vice à ce dispositif.

Cette réaction n’est pas étonnante, car le Premier Ministre est en train de bafouer tous les principes de notre droit qui, dans tous les domaines, a pour fonction essentielle de définir des règles destinées à « civiliser » les relations et à éviter, autant que possible, les abus de pouvoir. Il le fait par des méthodes qui gardent les traces de notre ancienne monarchie : le CNE a été adopté en plein mois d’août, par ordonnance, sans débat préalable au Parlement. Le CPE vient d’être adopté à l’Assemblée nationale grâce au recours à l’article 49-3 qui rappelle le vieux système plébiscitaire : « faites-moi confiance, sinon je démissionne... », ce qui sous-entend : « si vous ne me suivez pas, votre place de député de la majorité risque d’être compromise ». Ces méthodes forment un contraste saisissant avec celles qui sont pratiquées au sein du mouvement étudiant actuel qui redécouvre les vertus du débat contradictoire et de la démocratie directe.

Face aux limites de la démocratie représentative qu’ils pressentaient, nos ancêtres de l’époque de la Révolution française avaient essayé de mettre en place un système de recours direct au peuple s’il s’avérait qu’un texte voté par l’assemblée était contesté par une large partie de l’opinion. Pendant 40 jours, par une sorte de référendum d’initiative populaire, le peuple pouvait ainsi rejeter une loi votée par l’assemblée. Il est dommage qu’un dispositif de ce genre n’existe pas dans notre constitution actuelle, car sa mise en œuvre nous éviterait de voir l’université bloquée pendant des semaines. Compte tenu de l’ampleur du mouvement actuel, de sa légitimité qui se renforce de jour en jour, n’est-il pas choquant que la durée du mouvement et des perturbations qui en découlent soit désormais liée à la capacité d’entêtement du Premier Ministre ? Grâce au mouvement de la jeunesse, c’est donc une nouvelle bataille du droit et de la démocratie qui se joue en ce moment.


René Bourrigaud - Maître de conférences en histoire du droit à l’université de Nantes - 15 mars 2006